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“Moraliser” la vie politique ? Libérons les données publiques partout en Europe !

La transparence est, on le sait (depuis les écrits de George Orwell au moins), un concept équivoque. Qui peut honnêtement se prévaloir de vivre sans entretenir son « petit tas de secrets », comme disait Malraux ?
“Moraliser” la vie politique ? Libérons les données publiques partout en Europe !

Par Julien Le Bot et Damien Van Achter

Partant de là, est-il « moralement » utile et « électoralement » efficace, puisqu’il s’agit précisément de « moraliser la vie politique », de savoir que tel Premier ministre possède une Renault 4L, tel ministre un bateau de pêche ou telle autre deux maisons, quatre terrains et trois vélos ? Nul n’est dupe et chacun le sait : la réponse est « non ». L’exigence de transparence en matière de politiques publiques n’est ni un coup du sort dû aux agissements de quelque ministre français louvoyant avec les règles fiscales qu’il est censé faire appliquer, ni même une tyrannie d’un genre nouveau qu’il s’agit d’infliger, de gré ou de force, pour le bien-être de tous, à l’ensemble de nos concitoyens. Au fond, tout est affaire de « choix » et de « moment ». C’est là le sens initial du mot « crise », comme le rappelait la philosophe Myriam Revault d’Allonnes dans son livre La Crise sans fin. S’il y a crise de légitimité politique ou démocratique, prenons le problème (ou l’opportunité) à l’envers et voyons comment réinventer ce qui nous lie, la « chose publique », en tentant de la replacer dans son contexte historique. On y verra sans doute plus clair !

Première constatation : s’il nous faut faire des choix politiques, autant le faire de manière « éclairée ». La France est-elle seule concernée par ces épisodes de défiance à l’égard des élites et de doutes relativement à son modèle ? Encore une fois, la réponse est « non ». C’est d’abord en Europe que ça se passe (que ce soit en Grèce, en Espagne, en Italie, au Portugal, sans oublier à Chypre), et c’est sur fond de mondialisation des échanges, de compétition généralisée et d’accélération des usages liés au numérique que l’on risque de sombrer dans une version « low cost » de la démocratie.

La démonstration de probité à laquelle l’Etat contraint désormais ses représentants ne peut se résumer au seul déballage public et temporaire de leurs avoirs individuels. Il ne s’agit pas de savoir si l’un a plus de « biens » que l’autre, mais bien plutôt d’apprécier ce qu’il engage comme actions au cours de son mandat, dans quelles conditions et pour quelle fin politique, mais aussi de disposer d’outils de luttes contre la corruption et de limiter les risques en matière d’enrichissement personnel lié au trafic d’influence (notamment après au terme de son mandat en appréciant l’évolution, et non la valeur absolue, de son patrimoine). Cette approche pourrait être élargie,comme le suggère Martin Hirsch dans une tribune publiée dans Le Monde, à l’ensemble des élus et hauts-fonctionnaires.

Au-delà, et à l’heure des choix (collectifs), il nous semble à la fois déterminant à indispensable d’élargir le propos en posant la question de l’accès aux données publiques (dans le cadre d’une stratégie dite d’Open Data).La série des 10 propositions publiée par le collectif « Regards Citoyens »nous semble aller dans le bon sens. Pour quelle raison ? Parce qu’il faut bien comprendre comment fonctionne notre modèle de gouvernance et trouver les ressources pour rebondir. Reconstruire. Réinventer en s’appuyant sur une vision ouverte : l’Open Government.

Du collectif au collaboratif à l’heure des choix

A nos yeux, ce ne sont pas les individus qui sont les plus rétifs à la transparence de leurs richesses et données personnelles. Visez donc la prodigieuse quantité qu’ils en offrent chaque jour à Google, Apple, Facebook ou Amazon, qui, dans la foulée, élaborent l’industrialisation du numérique, essentiellement hors d’Europe d’ailleurs. Les individus partagent de plus en plus de données pour s’organiser, pour mettre en place de nouveaux services, pour fabriquer des solutions « collaboratives » à des problématiques locales, hyperlocales ou, au contraire, globalisées et décentralisées. La vie en ligne est une rue numérique, par définition publique. Les apprentissages s’y font par essais et par erreurs, et il n’est pas sot de considérer qu’un nombre croissant d’individus font le choix parfaitement délibéré de ce partage.

Ce sont nos institutions qui, au contraire, semblent particulièrement en difficulté lorsqu’il s’agit de tirer de la valeur ajoutée de leurs propres richesses, de les exploiter consciemment et durablement, de prendre les bons risques liés à leur publicité et de capitaliser sur des investissements à long terme afin de faire fructifier le patrimoine commun.

Les Européens souhaitent pouvoir comprendre par eux-mêmes comment fonctionne (ou pas) notre modèle et participer à l’élaboration des solutions. Il nous faut des tableaux de bords pour suivre le travail de chaque institution, pays par pays, régions par région, commune par commune, avec un langage commun (l’HTML constituant ici le meilleur des Esperanto) et des données accessibles, utilisables et réutilisables facilement, des accès ouverts par défaut sur la connaissance et les ressources communes pour mieux « co-construire » les modèles de demain.

Commençons donc d’abord par essayer de répondre à des questions simples. Finalement, qu’est-ce qu’un Parlement qui fonctionne ? Qui vote quoi et à quel moment ? Quels sont les moyens alloués pour l’éducation ? La culture ? La santé ? Comment sont fixés les prix des médicaments ? Quelles sont les coûts de fonctionnement des agences gouvernementales et autres autorités administratives indépendantes (AAI) ?

Plus près de nous : comment marche une collectivité ? Quelles subventions pour quelles associations, quels investissements pour quels équipements, et à quelles fins ?

Plus largement : et l’Union européenne, dans tout ça ? La Commission européenne à Bruxelles, le Parlement de Strasbourg, ou la BCE à Francfort : comment comprendre les enjeux du vote du budget 2014–2020 si l’on ne dispose pas de données ouvertes accessibles à toutes et à tous ?

L’Open Data en Europe, facteur de transformation de la vie publique

Il ne s’agit pas d’avoir une approche candide de problèmes complexes, basée sur des faits strictement comptables ou sur des passions technophiles (gare aux excès de « l’Internet-centrisme », comme l’explique Evgeny Morozov). Nulle volonté non plus de détruire ou de faire table rase du passé dans le prolongement de l’Affaire Cahuzac.

Notre seule ambition, personnelle et professionnelle est de tenter d’améliorer la manière dont fonctionnent « les systèmes » au sein desquels nous avons grandi et de fabriquer à notre tour de nouvelles richesses.

Et pour ce faire, nous pensons qu’il est possible (pour ne pas dire nécessaire) de miser pleinement sur ce que nous enseignent les « cultures numériques », dans le respect de l’héritage européen qui est le nôtre (humaniste, pluriel, ouvert sur le monde). Nos institutions gagneraient à s’inspirer de ces dynamiques nouvelles et des processus collaboratifs qui modifient depuis une trentaine d’année tous les pans de notre société pour trouver un second souffle.

Certes, mais quelle traduction donner à ce propos ?

Les initiatives « Open Data » font florès en Europe depuis 2009 et nous sommes nombreux, à nous mobiliser chaque jour pour repenser « le modèle », développer nos entreprises en utilisant des technologies performantes et accessibles, et en démocratisant les connaissances en la matière.

L’Open Data fait bien sûr partie intégrante de « l’agenda digital » de Neelie Kroes*, la commissaire européenne en charge de la Société numérique. Le 10 avril dernier, l’ensemble des pays membres ont d’ailleurs marqué leur accord pour une série de mesures renforçant fortement la directive originale datant de 2003, créant un véritable droit à la réutilisation des données publiques et élargissant la directive aux bibliothèques, musées et archives. Au passage, la question de « l’exception culturelle française » reste posée… Par ailleurs, les institutions publiques ne pourront désormais facturer, dans le pire de cas, que le coût marginal pour la reproduction, la mise à disposition et la publication de leurs données.

Reste maintenant aux pays membres à transposer ces nouvelles dispositions dans leurs propres droits nationaux et nous savons que cela peut prendre du temps et nécessite une vraie volonté politique. Nul doute que les organisations citoyennes actives en la matière se chargeront de rappeler ces engagements et le paradoxe de “l’oeuf et de la poule” en matière d’impulsion à l’ouverture des données reste loin d’être clos.

Bien entendu, toutes ces données en elles-mêmes ne sont pas autosuffisantes. Ce n’est qu’un début et il y a tout à construire dans le prolongement de ces politiques. Il faut (apprendre à) faire parler les données, (à) les structurer, (à) les « émanciper » de leurs contextes de productions pour qu’elles puissent devenir « interopérables », c’est-à-dire de permettre à chacun (institutions, chercheurs, journalistes, ONG, citoyen) de les réutiliser pour comprendre l’environnement qui nous entoure, pour que l’Europe puisse renouveler ses pratiques démocratiques et générer de nouveaux bassins d’emplois.

A treize mois des élections européennes de 2014, faisons d’une pierre deux coups : réinventons un modèle européen en misant sur une ouverture harmonisée des données publiques et sur la capacité de chacune de nos institutions (nationales et locales) à partager son ADN afin de le rendre enfin décodable, transparent et créateur de richesses. Et le dialogue entre des acteurs de la société civile et les institutions peut se renouveler sur ce terrain-là : l’Open data est une opportunité !

Le rétablissement de la confiance est à ce prix et, plutôt que de rendre public de simples listes de patrimoine, libérons donc tous ces livres de comptes qui, bien ordonnés, paraît-il, font de si bons amis.

Envie d’aller (encore) plus loin avec l’Open Data ?

Voici 3 pistes de travail (bien d’autres sont possibles). N’hésitez pas à nous faire part des vôtres !

  1. Favoriser la réinvention collaborative des « services publics » en Europe en mettant en place une initiative s’inspirant de « Code for America ».
  2. Elaborer un immense travail d’acculturation des politiques et de pédagogie à destination de tous pour que chacun comprenne que la transparence induite par l’Open Data n’est pas la fin de la démocratie, mais sa continuation par d’autres moyens.
  3. Encourager la recherche et le développement des « humanités numériques » à destination de tous les Européens — en particulier des plus jeunes qui devront soutenir cet effort de transformation de notre économie dans un contexte de mondialisation.

Quels liens intéressants pour continuer vos recherches et préparer votre réponse /-) ?

La Toile ne manque pas de (belles) ressources. En voici quelques unes (rien d’exhaustif dans cet inventaire !).

Mais aussi les sites institutionnels (en France et en Belgique) :

*Full Disclosure : Damien Van Achter a fait partie des “Young Adisors” auprès de la commissaire Neelie Kroes, de janvier 2012 à janvier 2013.

Crédit images : @JasonRiedy@Eyesplash & @Biblioarchives(Licence Creative Commons)

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