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"La pub pour la voiture, c'est comme la pub pour les cigarettes"

Dans son livre "Après la Tech", Stéphane Schultz pose un regard critique sur les "wicked problems" (les "méchants problèmes") auxquels la Tech, version Silicon Valley, n'a pas encore trouvé de solutions, et dont les Etats feraient pourtant bien de s'emparer, avant qu'il ne soit trop tard.
"La pub pour la voiture, c'est comme la pub pour les cigarettes"

Entretien enregistré lors du Mastercamp Innovation IHECS PUB - La Maison 2050 (2024)

Dans cet ouvrage qui interroge le modèle d'innovation porté par la Silicon Valley, ses modes de financement et sa philosophie, Stéphane Schultz, le fondateur de l'agence d'innovations 15Marches.fr, s'attarde notamment sur l'un des symboles les plus marquants de cette course à l'innovation : la transformation de nos modes de transport.

"La voiture électrique est la solution pour la voiture, mais la voiture n'est pas la solution pour la mobilité." Cette citation du chercheur Aurélien Bigo, reprise par Stéphane Schultz résonne d'autant plus fort à l'heure où les véhicules autonomes sillonnent désormais les rues de San Francisco, Los Angeles, Phoenix et Austin.

L'impossible équation de la voiture individuelle

Le constat est sans appel : le modèle actuel de la voiture individuelle est dans une impasse. "Si ne serait-ce que 2 ou 3 milliards d'habitants atteignent le niveau de vie des Chinois, l'équation est totalement impossible à tenir", explique Stéphane Schultz. Les contraintes sont multiples : la rareté des matériaux, l'espace nécessaire (25m² par véhicule en comptant le stationnement), et l'énergie requise tant pour la production que pour l'usage.

La voiture électrique, souvent présentée comme la panacée, ne résout qu'une partie du problème. "Elle déplace même une masse plus importante, prend toujours autant de place, et reste aussi dangereuse pour les piétons", souligne Stéphane. Sans compter que la production des batteries est elle-même très énergivore.

"Le terrain de jeu de la voiture électrique, ce sont des déplacements assez courts, assez réguliers et en ville. Donc, c'est exactement le marché du vélo électrique ou de la trottinette électrique. Finalement, une bonne voiture électrique c'est un vélo électrique", conclut-il.

"Si je travaille dans la publicité pour la voiture individuelle aujourd'hui, est-ce que je ne suis pas en train de faire la publicité pour la cigarette, comme nos parents ou nos grands-parents faisaient la publicité pour la cigarette dans les années 50-60 où il y avait un cow-boy sympa, c'était valorisant pour de fumer, tout ce brainwashing ..."

La comparaison avec l'industrie du tabac est assez éloquente.

Cette campagne pour le dernier modèle électrique de Alpine, qui glorifie l'usage d'un véhicule personnel sous le simple prétexte que parce que nous on peut ("nous les adultes, on a le permis de conduire"), alors pourquoi ne pas se faire plaisir à conduire tout seul à bord de ma-bagnole-ma-liberté ?" est assez exemplaire de sa toxicité.

Les véhicules autonomes : une solution partielle

Pendant ce temps, à San Francisco, une autre révolution est en marche. Les Waymo, véhicules autonomes de Google, effectuent déjà 100 000 courses par semaine. "La technologie est prête", comme le constatent les observateurs sur place. Ces véhicules "voient bien au-delà du regard humain" et anticipent les situations avec une précision remarquable.

Mais cette innovation technologique ne résout pas tous les problèmes. Comme le souligne Stéphane Schultz, il faut aller plus loin : "Il faut moins de véhicules, moins de matériaux pour transporter les gens. Il faut les grouper." L'enjeu est de réduire la masse totale des véhicules en circulation, en privilégiant des modes de transport plus légers et plus adaptés aux besoins réels.

Stéphane pointe une approche trop technocratique de la mobilité : "Dans le transport, on est très techno, très ingénieur. On parle d'usagers, de flux... On parle très peu des gens en réalité.""

La transition vers de nouveaux modes de transport nécessite un accompagnement humain : "Il faut aller chercher les gens là où ils sont, humblement, leur simplifier la vie, les accompagner dans leurs premiers pas." Une approche qui contraste avec le déploiement technologique à marche forcée observé aux États-Unis.

Un changement culturel et sociétal profond

Le rapport à la voiture évolue déjà : "Les gens rejettent massivement cette idée de voiture statutaire", observe Stéphane Schultz. En parallèle, l'arrivée des véhicules autonomes en Europe, avec Pony.ai qui s'implante au Luxembourg, annonce des bouleversements majeurs dans notre rapport à la mobilité.

Comme le souligne l'expérience américaine et que j'ai pu observer sur place en août dernier: l'argument de la sécurité, vous allez l'entendre à toutes les sauces. Mais il est tellement vrai. Si vous éliminez le facteur humain de la conduite, vous augmentez la sécurité, c'est mathématique. Alors, comment nos gouvernements vont-ils s'emparer des la nécessaires régulation de ces entreprises "qui déplacent la valeur des automobiles du matériel vers le logiciel", comme le souligne Stéphane dans son livre.

L'urgence d'une régulation européenne

Pour Stéphane, les décideurs ont aujourd'hui tous les outils en main pour opérer cette transition. Mais l'Europe doit rapidement se doter d'un cadre réglementaire adapté. L'exemple de San Francisco montre qu'attendre trop longtemps peut réduire la marge de négociation avec les grands acteurs technologiques.

Le message est clair : la page de la voiture individuelle, qui n'aura duré qu'une centaine d'années, doit se tourner. L'avenir appartient à une mobilité plus légère, plus partagée et plus respectueuse de l'environnement. Mais cette transition doit se faire de manière réfléchie, en tenant compte tant des avancées technologiques que des besoins humains.

Les défis sont multiples : réduire l'empreinte environnementale, anticiper les impacts sociaux (notamment sur l'emploi des chauffeurs), et maintenir une forme de lien social dans nos déplacements. La solution passera probablement par une combinaison intelligente de différents modes de transport, où les véhicules autonomes ne seront qu'une partie de l'équation.

Au-delà de la mobilité, repenser l'innovation

Cette réflexion sur la mobilité s'inscrit dans une analyse plus large développée dans "Après la Tech". Stéphane Schultz y questionne le modèle d'innovation porté par la Silicon Valley, ses réussites mais aussi ses angles morts. Le livre examine comment la culture technologique américaine, avec ses modes de financement particuliers et sa philosophie du "move fast and break things", influence profondément notre façon d'aborder les défis contemporains.

Après la Tech (Stéphane SCHULTZ) - Après la Tech - le livre - 15marches - Agence conseil en innovation
La «Tech » a transformé des pans entiers de notre société grâce à l’exploitation radicale des possibilités d’internet. Malgré des décennies de belles promesses, elle se montre pourtant incapable de résoudre les « vrais problèmes » que sont la santé, l’énergie ou l’environnement. Pire, en agissant comme si les limites physiques ne la concernaient pas, elle encourage une frénésie de consommation

256 page(s) - 20€

À travers différents exemples, dont celui emblématique de la mobilité, Stéphane soulève des questions essentielles sur notre rapport à l'innovation : Comment concilier progrès technologique et impératifs écologiques ? Quelle place pour l'humain dans ces transformations ? Comment éviter que les solutions technologiques ne créent de nouvelles formes d'exclusion ?

Si l'ouvrage n'a pas la prétention d'apporter toutes les réponses, il propose des pistes de réflexion pour repenser notre approche de l'innovation, en privilégiant peut-être une vision plus équilibrée, plus inclusive et plus respectueuse des limites planétaires.

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