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Les blogs de journalistes: un « mélange des genres » ?

Les blogs de journalistes: un « mélange des genres » ?
Photo by Austin Distel / Unsplash

Je vous parlais dernièrement de l’émission Décode, reprise en main depuis peu par Alain Gerlache. Ce samedi, un des sujets abordait les blogs de journalistes, avec un reportage consacré à celui de Jean Quatremer. Le professeur de sociologie des Medias de l’ULB François Heinderyckx estime qu’il y a « un vrai problème de confusion des genres ».

Que dit-il ?

« Un blog est normalement le lieu d’expression d’opinions plus intimes, subjectives. Pour un journaliste, c’est l’occasion de faire part de ses opinions alors que en principe il doit s’en abstenir dans son travail journalistique. Le problème dans ce type de blogs intermédiaires, c’est que certains journalistes sont tentés de mettre sur son blog des informations qui ne sont pas suffisamment vérifiées pour les mettre dans le media pour lequel il travaille. Malheureusement, un journaliste, par le media pour lequel il travaille , n’est pas capable, ou ne va pas nécessairement faire la différence entre ce qui est dans le media et ce qui n’y est pas, et se dire que l’un est sérieux et l’autre ne l’est pas, l’un est objectif l’autre est subjectif. Et c’est cette confusion des genres qui me gêne énormément. Je pense que Monsieur Quatremer devrait écrire sous pseudonyme pour éviter le mélange des genres ».

Je ne suis franchement pas d’accord avec lui. Pour plusieurs raisons.

1) Si un journaliste doit effectivement se garder d’exprimer un parti pris, même le plus pointu des articles/reportages fera toujours preuve d’une certaine subjectivité, ne fut-ce que par la sélection de l’info effectuée. L’objectivité pure en journalisme est un leurre, seule l’honnêté intellectuelle de celui qui pond un sujet peut être le gage d’un travail effectué « dans les règles de l’art ». Si seuls les articles purs d’un point de vue de l’objectivité avaient le droit d’être imprimés, les kiosques seraient vides depuis longtemps. Ou alors, seules les dépêches d’agence pourraient prétendre à « informer correctement ». Si elles sont effectivement un gage de véracité factuelle, elles ne rendent toutefois pas compte de la diversité des points de vue sur un sujet donné, les 3/4 des dépêches d’agence étant en effet généralement rédigées sur base de communiqués unilatéraux. Dans ce cas-ci, la liberté d’opinions serait donc à bannir pour ne s’en tenir qu’aux faits et strictement à eux. Dans le genre stalinien on fait difficilement mieux !

2) Pourquoi diable un journaliste qui se présente comme tel, qui agit en son nom et qui accepte la critique dans les commentaires de son blog (c’est une lapalissade) donnerait-il à ses lecteurs (voire à son rédac chef) des bâtons pour le battre ? Publier sur son blog des infos pas suffisament vérifiées pour être publiées sur un média traditionnel revient à se tirer une balle dans le pied ! Un journaliste enfermé dans sa tour d’ivoire n’aura jamais à rendre compte à ses lecteurs d’une info erronée (ou alors en tout petit dans l’édition du lendemain, non signé et purement pro forma). Un journaliste bloggeur se prendra quant à lui une volée de bois vert dans le quart d’heure après la publication de son billet ET le corrigera fissa ! Il se publie bien plus d’erreurs en tout genre sur un mass media que sur les blogs de journalistes, c’est d’ailleurs pourquoi tous les journalistes ne bloguent pas encore ! (quand je dis « bloguent », j’entends « entretiennent un dialogue public avec leur audience », peu importe le support technique/le format qu’il choisissent)

3) Un journaliste bloggeur gardera toujours une info chaude, un scoop, pour le media qui rémunèra le mieux son travail (ça vous étonne ?).Mais peut-être aura-t-il tendu des perches sur son blog pour améliorer et enrichir cette info. Peut-être aura-t-il donné quelques pistes sur son blog pour expliquer son cheminement sur le sujet qu’il traite, fait part de ses impressions, de son état d’esprit face à telle ou telle problématique. C’est d’ailleurs l’essence même d’un blog et c’est ce pourquoi celui de Jean réunit autant de lecteurs. Il ouvre son cahier d’investigation au public, ce qui est un gage bien plus grand d’honnêté intellectuelle que dans le cas d’un article réalisé par un journaliste seulement contrôlé par sa rédaction (laquelle est souvent bien plus sujette à différents biais « philosophiques » fortement orientés) et qui ne donne jamais l’occasion au public de s’exprimer sur celui-ci.

Dire que ce qui se trouve dans un média traditionnel est « sérieux » et ce qui se trouve sur un blog est « non sérieux » est un privilège que seule l’audience peut s’arroger. Et cette audience montre chaque jour un peu plus qu’elle est capable, non seulement de faire cette distinction, mais en plus, qu’elle souhaite pouvoir interragir avec ceux qui l’informent. Les mass media qui n’ont pas encore intégré cette notion de « confiance » et préfèrent se murer dans leur conviction d’être détenteurs de la seule vérité journalistique sont condamnés. Mais il est vrai qu’il s’agit d’un changement de mentalité difficile qui demande un brin d’humilité de la part des tenants de la bien pensance économique et académique.

4) Il n’y a donc pas de « confusion des genres » mais bien une « évolution des pratiques à la lumière d’une consommation de l’info radicalement boulversée ». Malgré tout le respect que je lui dois, si Monsieur Heinderickx s’aventurait de temps en temps sur les discussions générées sur des blogs, il aurait pu s’en rendre compte. S’il vivait au quotidien dans une rédaction, lui aussi chercherait sans doute à améliorer son « produit » en utilisant tous les outils qui sont à sa portée pour satisfaire ses « clients », et lorsqu’il serait parvenu à décrypter les retours que ceux-ci lui envoient, il ne prendrait certainement pas un pseudonyme pour se cacher d’avoir découvert là le plus riche des moyens pour communiquer avec ceux qui apprécient, encouragent et aident à parfaire sa pratique d’un journalisme de qualité. Différent certes des poncifs enseignés à l’UniversitéTM, mais ô combien plus proche des attentes liées à cette profession.

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